Côte d’Ivoire; le carrefour Jacqueville entre émergence et immersion

Article : Côte d’Ivoire; le carrefour Jacqueville entre émergence et immersion
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3 septembre 2014

Côte d’Ivoire; le carrefour Jacqueville entre émergence et immersion

Carrefour Jacqueville (Ph.Badra)
Carrefour Jacqueville et son décor d’eau et de sable  (Ph.Badra)

Jacqueville n’est pas loin d’Abidjan. Seulement 20 km environ de bitume et 30 minutes de voiture, si le bac, sempiternellement en panne et en retard, daigne se pointer à l’heure. C’est une ville propre et tranquille. L’histoire de la ville est liée à celle de pont. Aujourd’hui ce pont émerge, tandis qu’à quelques kilomètres, à l’entrée, la porte, pardon la voie d’entrée, s’enlise. Pour être fashion, immerge.

Les dernières pluies ont montré la précarité de l’urbanisation des grandes villes ivoiriennes un peu trop encore sous l’emprise du concept d’émergence, celles des voiries aussi. Les Ivoiriens ne cesseront de se plaindre de l’état piteux des voies mille fois colmatées, rafistolées par ces entrepreneurs bricoleurs abonnés aux boutiques chinoises. Dieu seul sait dans quelles conditions une entreprise se voit attribuer un marché. Du côté des hommes, chacun se jette la responsabilité de l’entretien des routes. La maigreur des budgets est souvent évoquée par les mairies pour se dédouaner. Qui des communes, des districts ou de l’Etat (FER, AGEROUTE et consorts) doit entretenir une route, ces chères voies dont les Ivoiriens sont si fiers?

Eau stagnante en pleine chaussé (Ph.Badra)
Eau stagnante en pleine chaussée (Ph.Badra)

Quid ? On sait que des cadres se battent pour que l’électricité, l’eau potable, les infrastructures sanitaires et éducatives arrivent dans leur hameau. Des fils d’une région se démènent pour que le goudron arrive. Et quand l’Etat, accède à leurs demandes et s’engage à exaucer leurs vœux, c’est la fête au village. On mange, on boit, on danse, on en profite pour se taper toutes les petites villageoises dont les yeux sont en feu à la vue d’Abidjanais, à la gloire du bon cadre qui a inspiré le Bon Dieu à inspirer les décideurs. Les cadres appellent les jeunes, les vieux et les femmes pour leur gaver l’esprit de tous les pendants du développement. Dans le fond, chacun cherche, un positionnement politique, pour s’enrichir au nom du développement.

La partie irritante de l’histoire, c’est qu’en Côte d’Ivoire, tout projet de développement est accueilli avec enthousiasme. Après, concernant particulièrement des charges liées à l’entretien des voiries, les grimaces font surface. On laisse le temps au sable d’engloutir les œuvres (comme la bretelle d’Adjamé-Liberté permettant de rejoindre le Latrille), on assiste passivement au passage des véhicules de tout gabarit. On permet aux eaux stagnantes de s’installer et de pernicieusement décoller progressivement le bitume toujours de mauvaise qualité, mais acheté tout de même à coup de milliards.

On évoque toujours les sorciers

Si des techniciens des mairies ne trouvent pas mieux que du grava ou du sable, pour colmater des nids de poules, ce sont des entrepreneurs ou opérateurs économiques qui utilisent du béton pour masquer des creux dans des voies dévastées par l’eau. Comment le béton peut adhérer au goudron ? On a recours à des solutions minables qui dévoilent toutes leur précarité lorsqu’un gbaka fou, ou un taxi banalisé (c’est désormais officiel, ils exercent en toute légalité, leur derrière étant bien soudé) s’y hasarde pour tester la qualité du boulot qui a causé tant de bouchons turlupinant ou d’une petite pluie pour bénir l’ouvrage, trop mal ou bien pensé. Tout se passe, comme si on se plaisait dans ce cercle vicieux et vicié de l’éternel recommencement, où on évoque toujours les sorciers et on incrimine le Bon Dieu d’avoir fait de nous des Noirs. Les discours fusent, les problèmes sont toujours traités avec urgence et priorité superficielles, mais rien dans le fond, au-delà du son, ne change.

Allez voir à Attecoubé ou à Abobo, qui ne sait pas qui sont les fameux microbes, qui ne connaît pas leur terreau ? Mais d’aucuns diraient qu’ils ont des mentors qui les protègent. Ha bon! La Solution aux phénomènes des microbes n’a-t-elle pas encore été trouvée? Ces microbes à qui ont fait des coups de pub dans les colonnes de nos médias sont t-’ils aussi tenaces qu’Ebola ? Possible.

Faites un tour à Adjamé du côté des rails d’Abrasse, ou à Port-Bouet 2… Tout le monde sait où on se chauffe les neurones,  fume officiellement l’herbe des dieux ou la poudre qui rend téméraire. Mais en dehors des mises en scène de descentes d’agents en tenue ou non pour prendre leur recette quotidienne (ou leur quota ou leur casso, pour parler comme les noussi ( et en dehors des simulacres de poursuite de quelques voyous surpris dans un lieu insolite, pour distraire un peu le quartier, rien ne présage la fin de ce commerce illicite…Chacun dans ce monde de solutions pense à la postérité. Et au milieu, il y a toujours des zélateurs pour faire gober les actions invisibles de Mr X ou Mr Y et de ce que promet l’émergence. « On passe la vie à espérer et on meurt en espérant » disait l’homme aux quarante écus de Voltaire. Il le faut bien, non ?

Les chiffres parlent, parlent et parlent

Bref c’est aussi çà l’émergence, concept plein de promesses et bien trouvé pour enterrer celui de la Refondation qui a mis dans les oubliettes,le slogan du progrès pour tous et le bonheur pour chacun. Émergence. Voilà bien le terme qui turlupine des Ivoiriens. Maître mot du projet présidentiel, les Ivoiriens alimentent les débats  en l’interprétant de diverses façons, souvent sans ironie. Tantôt, c’est une distraction et là-dessus, une chronique en fait un point, tant elle veut comme preuve les ponts, autoroutes et autres infrastructures, les hôpitaux qui se dessinent ici-et-là. Les chiffres parlent, parlent et parlent. Jusqu’à présent, rien de réellement concret pour la jeunesse. Sinon des promesses. On ne sait réellement pas comment s’attribue, et à quelle vitesse, les fameuses subventions du Fonds national de la jeunesse. On ne sait pas à quel stade est le fameux programme de volontariat national. De l’autre côté, l’AGEPE arbore sur ces murs nouvellement peints et pleins d’ions de plomb qu’elle est la solution au chômage. Il y a aussi la promesse simple que les concours se tiendront en 2015 après presque 4 ans d’attente. Ni ENS, ni ENA, ni INJS…Une chose est presque sûre : tout le monde sera au même pied d’égalité. Il n’y aura plus de listes de privilégiés venus de tel ou tel monument ou institution du parti au pouvoir. Hum.

L’Émergence obnubile les Ivoiriens. En effet, tout va bien. Le développement nécessite aussi des cures, des sacrifices, des injustices légitimes et légales. Mais il y a de petits détails qui énervent.  Des endroits du pays dont la vue peut faire enclencher un AVC, faire sortir un kôkô. Des p’ti coins oubliés, négligés, ou en attente de leur vaccin de l’émergence, qui crient au secours, qui agonisent ou même qui interpellent. Le meilleur des mondes, c’est encore loin. Je parle ici du carrefour Jacqueville. L’intersection qui nous oblige à quitter l’axe principal de la Côtière, cette route internationale.

Ceux qui empruntent la côtière, cet axe international qui relie les deux villes portuaires du pays Abidjan à San Pedro, peuvent témoigner que de nombreux efforts ont été faits pour que les milliers de poules qui y avaient fait leur nid déguerpissent. Tout a été presque colmaté. Presque; si on en juge le trajet Abidjan- Yocoboué. Pour le  reste, Dieu seul le sait. Mais n’allons pas loin. Marquons un arrêt aux portes de Jacqueville, ville du premier président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, la grande chancelière, Henriette Dagri Diabaté.

Le sable, l’eau se sont installés sur le bitume et ont bouché les caniveaux. Ils ont englouti et détruit totalement le bitume de l’entrée de la région des Grands Ponts. Entre une station qui ne s’occupe que de son espace, un barrage FRCI dont on imagine encore la raison de la présence, une gare de 504 improvisée comme d’habitude et une espèce de marché où aucun aliment vendu n’est protégé des poussières, la dégradation choquante de la voirie est l’expression presque euphémique, faisant l’état de la situation.IMG_20130811_181015

Des trois voies ou portes d’entrée, seule celle du centre est encore praticable. La première du côté de la station-service est ensablée et la seconde, celle par laquelle tous les véhicules en provenance de la ville et en partance pour Abidjan devraient emprunter pour rejoindre la côtière a son ventre ouvert. Un gigantesque trou, où croassent des milliers têtards. Des jeunes avisés y ont planté des bâtons de bambou pour qu’aucun automobiliste ne s’y enlise par inadvertance, un soir où Delestron viendrait à frapper.

D’aucuns diraient que la responsabilité de l’entretien de cet endroit reviendrait au district d’Abidjan, car faisant partie de la zone de Songon, d’autres affirment qu’il n’en est rien. Il faut simplement que le président du Conseil régional des Grands ponts qui se trouve être un fils de Jacqueville, M. Gabriel Yacé, donne l’exemple en nettoyant devant l’entrée de sa maison. A ce jeu de ping-pong, qui aura l’attitude qu’impose l’émergence ? En attendant la fin des tapotements de balle et l’annonce des prochaines campagnes électorales, le carrefour Jacqueville continue d’offrir aux passants, son visage triste et désolé.

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Commentaires

Mikaila Issa
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Merci Ladji Sirabada pour ce Billet dans carnet d'un voyage sur la Cotière qui décrit l'émergence ivoirienne à l'aune de ses réalités évidentes. "émergence et immersion". Une union vouée à l'échec du développement. Hélas la réalité décrite de l'état de Jacqueville n'est pas exceptionnelle car cela est légion dans beaucoup de grandes villes africianes... Comme quoi le contraste (du couple émergence-immersion) a encore de beaux jours pour faire faire long feu. Changeons de mentalité de développement!

Ossène
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Ce billet est d'une incroyable réalité. A mon sens, ce qui pose problème, c'est le comportement des cadres locaux. Quels actes posent-ils pour l'amélioration du cadre de vie des populations? Rien. En réalité, ce sont des analphabètes qui attendent toujours que l'Etat prenne les devants.